Le séminaire annuel sur les «Développements récents en droit des marques» s’est tenu à Genève le 17 novembre 2022. Cette 19ème édition du séminaire IPI-LES, coorganisée par l’Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle (IPI) et la Licensing Executives Society Switzerland (LES-CH), a connu un intérêt sans précédent de la part des milieux intéressés avec un nombre record d’inscrits pour participer aux discussions sur les thèmes d’actualité présentés.
Das jährliche Seminar zum Thema «Neueste Entwicklungen im Markenrecht» fand am 17. November 2022 in Genf statt. Diese 19. Ausgabe des IPI-LES-Seminars, das vom Eidgenössischen Institut für Geistiges Eigentum (IGE) und der Licensing Executives Society Switzerland (LES-CH) mitorganisiert wurde, erfreute sich eines beispiellosen Interesses seitens der interessierten Kreise mit einer Rekordzahl von angemeldeten Teilnehmern, die an den Diskussionen über die vorgestellten aktuellen Themen teilnahmen.
Ghislain Guigon-Sell,
Ph. D. (Oxford-Genève), expert en marques à l’IPI, Berne.
Dans son mot de bienvenue et d’introduction, Michèle Burnier, membre du Comité Suisse de la LES-CH, s’est réjouie de l’engouement des milieux intéressés pour les problématiques abordées lors de ce séminaire. Après une courte présentation des conférenciers et du programme, elle a souligné l’importance du thème des NFTs pour le droit des marques afin d’expliquer la grande place accordée à la discussion de cette thématique dans le programme de ce séminaire.
Eric Meier, vice-directeur et chef de la Division Marques & Designs de l’IPI, a ouvert ce séminaire avec un exposé sur les nouveautés de l’Institut dans quatre domaines: les demandes et délais de traitement, la pratique en matière de marques, les Directives de l’IPI et la digitalisation.
Eric Meier a d’abord présenté l’évolution des demandes d’enregistrement de marques suisses. Celles-ci ont connu un net recul, après un exercice financier 20/21 record (20’018 dépôts entre juillet 2020 et juin 2021). Durant l’exercice financier 21/22, l’IPI a reçu un peu plus de 17’700 demandes et la tendance à la baisse s’est accentuée depuis l’été 2022 avec un nombre de dépôts inférieur à 17’000 prévu pour l’exercice financier 2022-2023; soit un niveau légèrement inférieur à la période précédant la pandémie. Dans le même temps, depuis juillet 2021, les enregistrements internationaux avec désignation à la Suisse ont nettement augmenté au point de dépasser le nombre de dépôts nationaux. Plus de 19’000 désignations à la Suisse sont attendues pour l’exercice financier en cours. Il est possible que cette tendance s’inverse ensuite à l’image du recul observé pour les dépôts nationaux. Dans les autres secteurs, le nombre de demandes adressées à l’IPI est stable dans l’ensemble, à l’exception des nouvelles oppositions dont le nombre a augmenté de 10% depuis l’été 2022. Le nombre des demandes affecte mécaniquement la durée de traitement des dossiers, qui reste de façon générale très courte, selon Eric Meier. Le délai de traitement pour le premier examen des demandes nationales a notamment baissé à quatre mois en été 2022 et devrait encore baisser à trois mois d’ici mi-2024. Pour le premier examen des enregistrements internationaux désignant la Suisse le délai était de dix à onze mois au moment du séminaire et sera encore réduit à moyen terme. Eric Meier a souligné que la priorité pour l’exercice financier 22/23 a été mise sur l’examen subséquent des demandes d’enregistrement, autrement dit sur l’examen faisant suite à une prise de position du déposant après le premier examen. Le délai d’examen subséquent pour toutes les prises de position reçues à partir du 1er juillet 2022 est fixé à quatre mois maxi|mum. Pour les prises de position plus anciennes, une équipe a spécialement été mise sur pied pour traiter aussi vite que possible ces dossiers: elle en traite sept à dix par semaine. En réponse à une question de l’auditoire, Eric Meier a encore précisé que cette équipe était composée d’experts et d’expertes en marques chevronnés, d’un chef de section examen (Stephan von Allmen) et de lui-même.
Dans la deuxième partie de son exposé, Eric Meier a présenté les développements de la pratique de l’IPI en matière de motifs absolus d’exclusion. À ce propos, il fut d’abord question de deux projets de simplification de la pratique: le premier concernant le besoin de libre disposition des désignations géographiques, le second concernant les marques contenant une croix. Il a toutefois précisé que ces simplifications de la pratique seront d’une portée réduite comparée à la simplification de la pratique en matière de limitation de la liste des produits et services pour les marques contenant une indication de provenance entrée en vigueur le 1er mars 2022. Il a ensuite évoqué la mise à l’étude de deux pratiques communes développées dans le cadre du programme de convergence, lancé en 2011, réunissant l’EUIPO, les offices nationaux et les associations d’usagers dans un réseau européen de la propriété intellectuelle. Comme l’a rappelé Eric Meier, la Suisse, représentée par l’IPI, joue un rôle actif dans ce programme pour faire valoir son point de vue dans les procédures de consultation et les discussions, le but étant de reprendre les pratiques communes développées au niveau européen lorsque le droit suisse le permet. Douze pratiques communes ont été développées dans le cadre de ce programme de convergence et deux d’entre elles ont été reprises par la Suisse: les pratiques communes 3 et 5 relatives, respectivement, à l’examen du caractère distinctif des marques combinant des éléments verbaux et figuratifs dans la procédure d’enregistrement et à l’examen de l’impact des éléments non distinctifs/faiblement distinctifs sur le risque de confusion (cf. texte ‹www.tmdn.org›). Les deux nouvelles pratiques communes dont l’éventuelle reprise, partielle ou totale, est actuellement en cours d’analyse sont les pratiques communes PC8 et PC9 concernant, respectivement, la question de l’usage de la marque sous une forme différente de celle qui a été enregistrée et celle du caractère distinctif des marques tridimensionnelles contenant des éléments verbaux et/ou figuratifs lorsque la forme n’est pas distinctive. L’IPI est également impliqué dans un projet de nouvelle pratique commune, PC14, relative à l’examen des marques contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Trois autres domaines de la pratique de l’IPI sont également en cours d’analyse. Premièrement, comme l’IPI l’a communiqué dans sa Newsletter, suite à la décision du Tribunal fédéral du 6 avril 2022 dans l’affaire opposant la FIFA à PUMA SE (ATF 148 III 257 ss), l’Institut envisage de modifier sa pratique relative aux marques renvoyant à des évènements (cf. Newsletter No 4/2022 «Informations juridiques» et Newsletter 2022/07-09-1 «Marques et designs», disponibles sous ‹www.ige.ch/de/newsletter-no-4/2022-informations-juridiques-/-newsletter-2022/07-09-1-marques-et-designs›). Deuxièmement, l’IPI examine la signification pour sa pratique de l’arrêt récent BUTTERFLY (TF du 8 septembre 2022, 4A_158/2022) dans lequel le Tribunal fédéral a confirmé la jurisprudence FIORETTO (ATF 116 II 609 ss) selon laquelle les références à des formes ou des motifs, qui sont répandus sans être toutefois typiques des produits, peuvent être enregistrées en tant que marques. Troisièmement, l’IPI travaille sur les enjeux posés par les NFTs et les «biens virtuels» sur sa pratique en matière de classification et désignation des produits et services concernés, de caractère distinctif, de similarité et d’usage pour maintenir le droit à la marque. Ces évolutions de la pratique sont en cours de consultation auprès des milieux intéressés ou le seront prochainement (cf. également la Newsletter 2022/12 «Marques et Designs» concernant plusieurs des développements de la pratique de l’IPI en matière de marques annoncés dans ce paragraphe; disponible sous ‹www.ige.ch/de/newsletter-2022/12-marques-et-designs›).
Eric Meier est ensuite revenu sur le projet d’harmonisation des Directives de l’IPI annoncé dans la Newsletter No 4/2022 «Informations juridiques» et la Newsletter 2022/07-09-1 «Marques et designs» de l’IPI (disponible sous ‹www.ige.ch/de/newsletter-no-4/2022-informations-juridiques-/-newsletter-2022/07-09-1-marques-et-designs›). L’objectif du projet, lancé il y a un peu plus d’un an, est la publication de Directives harmonisées pour la partie générale, la procédure formelle d’enregistrement et la tenue du registre dans les domaines des designs, des marques et des brevets. De telles Directives, qui n’existent actuellement que pour les marques, permettront une plus grande transparence et une prévisibilité accrue des décisions de l’IPI. Ce fut l’occasion pour Eric Meier de rappeler que, depuis le 1er juillet 2021, les procédures de dépôts et la tenue des registres pour les marques, designs et brevets sont centralisées à l’IPI dans la section «Dépôts et Registres», dirigée depuis le 1er novembre 2022 par Julie Poupinet. L’entrée en vigueur des Directives harmonisées est prévue au 1er juillet 2023, après consultation des milieux intéressés. Parallèlement à ce projet d’harmonisation, l’Institut travaille à l’actualisation des autres parties des Directives en matière de marques, celles consacrées aux enregistrements internationaux, à l’examen des marques et aux procédures d’opposition et de radiation pour défaut d’usage. L’actualisation vise à prendre en compte les changements intervenus au niveau de la pratique et de la législation, tout en mettant à jour les références issues de la jurisprudence. Il s’agit d’un travail d’envergure sachant que, depuis le 1er janvier 2019, le Tribunal administratif fédéral a rendu près de 150 arrêts et le Tribunal fédéral a rendu une quinzaine d’arrêts. Plusieurs domaines sont concernés: les sondages d’opinion en relation avec l’imposition d’un signe comme marque, les marques tridimensionnelles, les signes simples, les signes protégés par des lois spéciales, les marques figuratives consistant en la représentation fidèle des produits pour lesquelles elles sont revendiquées.
Dans la dernière partie de sa présentation, Eric Meier a mis en évidence les changements récents en matière de digitalisation et cyberadministration. Il a notamment men|tionné le remplacement, en mars 2022, du système «IR-Online» par un nouveau service en ligne pour le dépôt des demandes d’enregistrement international de marques et la digitalisation, au printemps 2022, des processus pour le traitement des annuités de brevets et des prolongations de designs avec l’introduction du code QR. Ces changements ont été communiqués par Newsletter au cours de l’année 2022 (voir ‹www.ige.ch/fr/prestations/informations/newsletters/marques›). Concernant les changements à venir, l’IPI travaille au développement de nouvelles fonctionnalités pour le compte courant auprès de l’IPI (notamment demande de débit en ligne et informations sur les transactions) et à l’extension des services de la cyberadministration aux designs, brevets et certificats complémentaires de protection (communication électronique des écrits de l’Institut, base de données, modifications en ligne du registre). En outre, il est prévu de remplacer l’organe de publication Swissreg. Tous ces travaux se font en collaboration avec des représentants des utilisateurs.
Le séminaire s’est poursuivi par un tour d’horizon de la jurisprudence communautaire récente présenté par Emmanuelle Limouzy, du Cabinet Marchais & Associés. L’exposé portait d’abord sur la jurisprudence du Tribunal de l’Union Européenne (TUE), puis sur celle de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), suivant un ordre chronologique.
La présentation d’Emmanuelle Limouzy de l’arrêt «ULTRA AIR GMBH C/EUIPO (TUE du 4 février 2022, T-67/21) apportait un éclairage sur les différents effets juridiques des procédures d’annulation d’une marque fondée sur des motifs absolus (absence de caractère distinctif) et de révocation d’une marque fondée sur des motifs relatifs (défaut d’usage). En principe, une procédure de déchéance pour défaut d’usage peut conduire à une déclaration de non-usage empêchant la transformation de la marque de l’Union européenne en une marque nationale, tandis que si l’enregistrement d’une marque européenne est déclaré nul (sur motifs absolus) il est possible à son titulaire de transformer ladite marque en marque nationale: les effets territoriaux de ces deux procédures sont donc différents, en principe. Mais, en l’occurrence, la requérante avait demandé la déchéance d’une marque après avoir requis son annulation et alors que la procédure d’annulation était en cours. Selon le TUE, l’enregistrement de la marque ayant été annulé, l’EUIPO a, à juste titre, déclaré sans objet la procédure de déchéance pour défaut d’usage, étant donné que l’annulation de la marque revient à considérer que celle-ci n’a jamais été enregistrée. Le TUE a considéré que la transformation, entre temps, de la marque de l’Union européenne annulée en marque nationale dans le registre des marques de l’Office des brevets et des marques allemand n’était pas pertinente en l’espèce: en effet, le recours devant la chambre de recours de l’Union européenne ne pouvait pas, en tout état de cause, conduire à la radiation de l’enregistrement de ladite marque allemande.
L’arrêt «HEITEC AG C/EUIPO» (TUE du 9 février 2022, T-520/19) sur lequel est ensuite revenue la conférencière concernait lui la production hors délai en première instance par l’EUIPO de moyens de preuve de l’usage sérieux d’une marque. Dans cet arrêt, les juges ont considéré que le caractère «supplémentaire» et pertinent des moyens de preuve ajoutés n’est qu’une condition nécessaire mais pas suffisante pour leur recevabilité: quelle que soit l’étape de la procédure à laquelle les preuves supplémentaires ont été produites hors délai, la partie concernée doit non seulement démontrer leur pertinence mais aussi justifier d’une raison valable pour l’irrespect du délai.
Il fut alors question de l’arrêt «NOWHERE CO. LTD C/EUIPO» (TUE du 16 mars 2022, T-281/21), dans lequel le TUE a jugé que les procédures d’opposition et d’action en annulation formées avant le 31 décembre 2020 et sur la base d’un droit antérieur protégé au Royaume-Uni n’étaient pas rendues sans objet par l’entrée en vigueur du BREXIT.
Puis l’exposé d’Emmanuelle Limouzy s’est porté sur les motifs absolus de refus d’enregistrement et, en particulier, sur le très intéressant arrêt «ETABLISSEMENT AMRA C/EUIPO et EXPRESSION, ESTUDIO CREATIVO SL» (TUE du 30 mars 2022, T-264/21), concernant une marque tridimensionnelle représentant une forme de botte de rebond:
Dans cet arrêt, qui annule une décision de la Chambre de recours de l’EUIPO, le Tribunal de l’Union européenne a jugé que les éléments verbaux et figuratifs bidimensionnels compris dans le signe ne sont pas essentiels à la forme représentée et que, par conséquent, leur influence dans l’impression d’ensemble est mineure. Seule la forme représentée est ici essentielle à la marque non-conventionnelle déposée. Or cette forme, selon le Tribunal, est purement fonctionnelle pour une botte de rebond et ne confère donc pas de caractère distinctif à la marque tridimensionnelle. Cette décision fait écho à la pratique commune PC9, concernant le cara|ctère distinctif des marques tridimensionnelles combinant une forme tridimensionnelle non-distinctive à des éléments verbaux et/ou figuratifs bidimensionnels, évoquée précédemment dans l’exposé d’Eric Meier et dont l’IPI envisage la reprise partielle ou totale (cf. la Newsletter 2022/12 «Marques et Designs», disponible sous ‹www.ige.ch/de/newsletter-2022/12-marques-et-designs›).
Toujours en relation avec une marque non-conventionnelle, Emmanuelle Limouzy est revenue sur l’arrêt «DEICHMANN SE C/EUIPO – MUNICH SL» (TUE du 4 mai 2022, T-117/21) concernant l’action en nullité relative à l’enregistrement de la marque de position suivante:
Dans cette affaire, la requérante a demandé l’annulation de l’enregistrement de la marque pour défaut de caractère distinctif. Les juges du Tribunal de l’Union européenne ont rejeté cette requête au motif qu’en l’absence de certitudes concernant le caractère distinctif du signe du point de vue du consommateur moyen, le caractère distinctif peut être présumé, notamment, au regard de l’existence de marques similaires. En l’occurrence, la requérante elle-même avait enregistré une marque comparable.
S’agissant de la déchéance de marque pour défaut d’usage sérieux, la conférencière a encore considéré les arrêts «THINK DIFFERENT» (TUE du 8 juin 2022, T-26/21 à T-28/21). Dans ceux-ci, le TUE a rejeté le recours de la société Apple Inc. à l’encontre d’une décision de déchéance de ses trois marques verbales «THINK DIFFERENT» pour défaut d’usage: les éléments de preuve d’usage fournis par Apple étaient insuffisants.
Enfin, l’arrêt «Louis Vuitton Malletier/EUIPO – Wisniewski» (TUE du 17 octobre 2022, T-275/21) démontre une fois de plus qu’il est très difficile de faire reconnaître au niveau européen le caractère distinctif acquis par l’usage. Dans cette affaire, qui concerne l’enregistrement à titre de marque de l’Union européenne d’un échantillon de sa célèbre toile à damier, Louis Vuitton Malletier a introduit un recours contre une décision de la cinquième chambre de recours de l’EUIPO réaffirmant que le caractère distinctif acquis par l’usage dans l’ensemble de l’Union européenne n’est pas démontré. Le TUE a confirmé la décision de la cinquième chambre de recours en rappelant que, si une marque est dépourvue de caractère distinctif originaire ab initio dans l’ensemble des États Membres de l’Union, alors le caractère distinctif acquis par l’usage doit être démontré pour l’ensemble du territoire de l’Union; ce que la recourante n’a pas été en mesure de faire.
Dans la seconde partie de son exposé, Emmanuelle Limouzy a présenté trois décisions de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE). L’arrêt «MAXXUS GROUP GMBH & CH.KG» (CJUE du 10 mars 2022, C-183/21) est instructif quant à la relation entre le droit national des États membres et le droit communautaire. En l’espèce, le droit national allemand prévoit une distinction entre la charge de l’exposé des faits et la charge de la preuve. Une des conséquences de cette distinction pour le droit des marques national allemand est que le requérant dans une procédure de radiation d’une marque pour défaut d’usage doit rendre vraisemblable le défaut d’usage dans l’exposé des faits lorsqu’il dépose sa requête. Mais le droit de l’Union ne fait pas de distinction entre la charge de l’exposé des faits et la charge de la preuve. Ceci implique notamment que, dans la procédure de radiation de marque pour défaut d’usage, la charge des moyens de preuve repose entièrement sur la partie défenderesse dans le droit communautaire (cf. en particulier l’art. 19 de la directive (UE) 2015/2436 du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2015, rapprochant les législations des États membres sur les marques). En l’occurrence, la demande de déchéance pour défaut d’usage a été déposée le 28 novembre 2019, soit après l’échéance du délai imparti aux États membres pour transposer la directive 2015/2436 dans le droit national. Dans ce contexte, au moment du dépôt de la demande de déchéance pour défaut d’usage, c’est le droit de l’Union qui prévaut: la distinction entre la charge de l’exposé des faits et la charge de la preuve prévue par le droit allemand ne s’applique plus et il n’est donc pas nécessaire à la requérante de rendre vraisemblable le défaut d’usage.
Dans l’arrêt «Heitec AG/Heitec Promotion GmbH – RW» (CJUE du 19 mai 2022, C-446/20) sur lequel est finalement revenue Maître Emmanuelle Limouzy, la Cour de Justice de l’UE a rappelé que le délai de forclusion par tolérance (cinq années consécutives suivant la connaissance de l’usage d’une marque postérieure) peut être interrompu à la suite d’une lettre de mise en demeure à une condition: à savoir qu’en l’absence de réponse satisfaisante, le titulaire de la marque antérieure à l’origine de la lettre doit introduire un recours juridiquement contraignant «dans un délai raisonnable». En l’espèce, cette condition n’était pas remplie: le simple envoi d’une lettre de mise en demeure n’a donc pas suffi.
Le séminaire s’est poursuivi par la présentation de l’évolution de la jurisprudence du Tribunal Administratif Fédéral (ci-après, TAF) par Yann Grandjean, greffier au TAF. Yann Grandjean est revenu sur les principaux arrêts dans le domaine des marques rendus par les Juges administratifs en 2022 concernant la procédure, l’enregistrement de marques, les oppositions et les radiations.
Dans le domaine de la procédure, Yann Grandjean s’est d’abord penché sur la question de la recevabilité formelle des recours en lien avec les arrêts B-303/2022 et B-5546/2021 du 2 mars 2022 «(fig.)/(fig.)» (SKODA). Dans cette affaire, le TAF a déclaré irrecevable un acte de recours déposé sans motivation, mais accompagné d’une demande de suspension. En principe, le recourant doit présenter, au |moment du dépôt, les conclusions ou motifs du recours. À teneur de l’art. 52 PA, il existe certes une exception à ce principe: lorsque l’autorité de recours, jugeant que les conclusions ou les motifs du recourant ne sont pas suffisamment clairs, lui impartit un délai de 30 jours pour régulariser l’acte de recours au moyen d’une motivation idoine. En l’espèce, le TAF a considéré qu’une demande unilatérale de suspension ne tombe pas sous le coup de cette exception, mais constitue une manœuvre dilatoire (abus de droit). Il fut ensuite question de l’arrêt «GALADRIEL» (B-5149/2021 du 25 mai 2022), concernant un recours contre un acte de l’IPI notifié aux parties. Dans cet acte, l’IPI constatait la vraisemblance du défaut d’usage tout en renvoyant à la décision finale, sur la base de ce constat, l’examen de la vraisemblance de l’usage. Dans cette affaire, tout en jugeant le recours irrecevable (au motif qu’il ne s’en prend pas à une décision), les juges administratifs ont considéré que la recourante avait de bonnes raisons de recourir contre l’acte attaqué car l’IPI n’aurait pas dû rendre cet acte. En effet, selon les juges administratifs, contrairement aux apparences, l’acte notifié de l’IPI ne revêt pas les caractéristiques matérielles d’une décision, car il ne contient pas d’éléments visant à produire des effets juridiques et parce qu’il ne constate pas non plus des droits ou des devoirs individuels concrets. Concernant la procédure encore, Yann Grandjean a attiré l’attention de l’auditoire sur les arrêts B-2637/2021 et B-2756/2021 du 18 novembre 2021 «miu miu (fig.)». Dans cette affaire, une demande de débats publics avait été déposée par une des parties, invoquant le droit à des débats publics découlant de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Il existe toutefois des exceptions à l’application de ce droit, notamment lorsque l’objet des débats est une question de droit ou de recevabilité de portée réduite. En l’occurrence, le litige portait uniquement sur une question de frais et dépens devant l’IPI: une question de droit de portée réduite. La demande de débats publics a donc été rejetée.
Yann Grandjean s’est ensuite tourné vers deux arrêts relatifs à l’enregistrement de marque. Dans l’arrêt B-3981/2021 du 6 avril 2022 «Nemiroff» (fig.), le TAF a considéré que c’est bien la reproduction de la marque dans le registre des marques, et non sa reproduction dans swissreg.ch, qui est déterminante pour l’examen de la marque; et ce quand bien même la seconde reproduction est plus détaillée que la première. Sur cette base, les juges administratifs ont estimé que les caractéristiques de la forme tridimensionnelle étaient purement esthétiques et fonctionnelles mais que l’élément verbal reproduit deux fois sur la forme, malgré sa taille et le manque de détail de la reproduction dans le registre, dotait le signe de caractère distinctif. Dans la décision B-6390/2020 du 4 octobre 2022 «A.I. Brain», attaquée au Tribunal Fédéral, le TAF a rappelé que l’examen de la question de la compréhension du vocabulaire anglais par le public cible doit s’apprécier au cas par cas et non de manière systématique. Le vocabulaire anglais de base, considéré en principe comme connu du public, ne se limite pas aux mots les plus simples. Si les lexiques (par exemple, les vocabulaires pour débutants) offrent un indice quant à l’appartenance d’un terme au vocabulaire anglais de base, cet indice ne suffit pas forcément à déterminer si le public cible comprendra le terme en question.
Dans la troisième partie de son exposé, consacrée aux arrêts du TAF en matière d’opposition, Yann Grandjean a d’abord attiré l’attention de l’auditoire sur la décision B-3239/2021 du 16 mars 2022 «STOPLANNER/STOA». Dans celle-ci, le Tribunal a admis le recours formé par la titulaire de la marque opposée «STOA» (CH 754162) à l’encontre de la décision de l’IPI admettant l’opposition basée sur la marque opposante antérieure «STOPLANNER» (IR 1419807). Tout en tenant compte à la fois du principe selon lequel le début du mot suscite plus d’attention et du fait que les services en cause sont identiques ou fortement similaires, le Tribunal a considéré qu’en vertu de la signification qu’elles confèrent aux signes, les terminaisons «-a» et «-planner» apparaissent très différentes dans l’impression d’ensemble. En particulier, même si l’élément «-planner» est en l’occurrence descriptif des services, il ne peut être ignoré. En vertu de ces différences, la marque attaquée STOA est reconnue comme un signe propre et indépendant de la marque opposante. Dans l’arrêt B-4669/2019 du 25 novembre 2021 «CARGLASS (fig.)/CARGEST», présenté ensuite par Yann Grandjean, le TAF a, contrairement à l’IPI, estimé que le caractère notoirement connu de la marque opposante «CARGLASS (fig.)» (CH 492 956) lui confère un champ de protection plus étendu, malgré le fait que ladite marque manque de caractère distinctif originaire. Enfin, Yann Grandjean est revenu sur l’arrêt B-361/2021 du 17 février 2022 «Valser (fig.)/Valser Bier – Das Original Bernstein Oberbräu» (cf. ATAF 2022 IV/1). Dans celui-ci, les juges administratifs, se basant sur l’art. 3 al. 1 let. c LPM, ont retenu, contre l’IPI, que la protection d’une marque enregistrée comme marque imposée s’étend non seulement aux produits identiques mais également aux produits similaires, quand bien même la marque en question appartient au domaine public en relation avec ces derniers. Ainsi, dans le cas d’espèce, le risque de confusion entre la marque opposante «Valser (fig.)» (CH 689 694) et la marque opposée «Valser Bier – Das Original Bernstein Oberbräu» (CH 744 975) a été admis alors que la marque opposée a été enregistrée en relation avec des bières, mais non la marque opposante, qui a été enregistrée à titre de marque imposée en relation avec des eaux minérales.
Enfin, dans le domaine des radiations, Yann Grandjean a présenté en premier lieu la question de la légitimation active et de l’intérêt à agir dans le cadre de l’arrêt B-65/2021 du 4 janvier 2022 «Visartis». Dans cette affaire, un recours a été formé contre une radiation partielle, notamment au motif que, parallèlement à la procédure de radiation, les parties sont engagées dans une procédure d’opposition, dans laquelle le défaut d’usage n’est pas invoqué. À cet égard, le TAF a confirmé la jurisprudence selon laquelle un intérêt à agir n’est pas nécessaire dans une procédure de radiation et il a rappelé que les procédures de radiation et d’opposition sont indépendantes, quand bien même elles concernent les mêmes marques, notamment parce |qu’elles ont des objets différents. Une procédure d’opposition déjà engagée dans laquelle le défaut d’usage n’est pas invoqué ne justifie pas l’annulation d’une décision de radiation pour défaut d’usage. L’arrêt B-2382/2020 du 18 janvier 2022 «PIERRE DE COUBERTIN» fut ensuite cité par Yann Grandjean en relation avec la question des griefs invoqués dans la procédure de radiation. En l’espèce, la radiation était déposée entre autres avec des arguments du droit civil tirés de la concurrence déloyale. Mais, selon l’art. 35a al. 1 LPM, seuls les arguments tirés du défaut d’usage et de l’usage sont recevables dans la procédure de radiation. Yann Grandjean s’est de nouveau penché sur cet arrêt, conjointement avec les arrêts B-605/2021 du 14 septembre 2022 «Trillium» et B-2153/202 du 2 mai 2022 «SWISSVOICE», lorsqu’il fut temps d’aborder la dernière, mais non la moindre, problématique de son exposé: la vraisemblable du défaut d’usage. Concernant les moyens pour rendre vraisemblable un tel fait négatif, Yann Grandjean a rappelé qu’en droit, il est nécessaire (i) que la véracité apparaisse plus élevée que son inexactitude, (ii) qu’il soit fait appel à un faisceau d’indices et (iii) que les allégations soient majoritairement vraies. Dans ce cadre, un rapport de recherche d’usage, sur internet, établi par un tiers est certes considéré comme un moyen approprié pour rendre vraisemblable le défaut d’usage d’une marque; mais un seul moyen de le rendre vraisemblable, comme celui-ci, n’est en principe pas suffisant. Le nombre d’indices nécessaires pour la vraisemblance de défaut d’usage dépend des circonstances particulières du dossier et s’examine au cas par cas. Concernant le champ de protection, si le défaut d’usage est rendu vraisemblable pour un produit tandis que son usage n’est pas rendu vraisemblable, la radiation pour défaut d’usage doit-elle uniquement porter sur le produit en question ou peut-elle être étendue? Selon le conférencier, elle peut être étendue, mais avec retenue, conformément à l’art. 35b al. 2 LPM. La radiation de tous les produits revendiqués quand le défaut d’usage a été rendu vraisemblable uniquement pour un produit n’est en principe pas admissible (cf. arrêt B-2153/2020 «SWISSVOICE»). En outre, si l’on peut se défendre contre une demande de radiation en ne contestant que la vraisemblance du défaut d’usage, alléguer l’usage n’est pas suffisant: encore faut-il que l’usage de la marque soit rendu vraisemblable en lien avec l’ensemble des produits et services revendiqués (cf. arrêt B-605/2021 TRILLIUM). Dans le cadre de l’arrêt B-2153/2020 «SWISSVOICE», le litige ne portait pas sur le défaut d’usage de la marque, mais sur son absence d’usage pour des produits de provenance suisse: car la marque avait été enregistrée avec une liste de produits limitée à la provenance suisse. En l’espèce, l’IPI avait considéré que la provenance indiquée sur l’emballage des produits, à savoir, «Made in China», rendait vraisemblable le défaut d’usage selon la provenance indiquée dans l’enregistrement. Yann Grandjean a, à cet égard, précisé que la loi Swissness rendait possible en théorie qu’un produit soit à la fois «Made in China» et de provenance suisse, dans certaines circonstances où les matières premières utilisées, provenant majoritairement de Chine, ne sont pas disponibles en quantité suffisante en Suisse et où l’assemblage se fait en Suisse. Mais quand bien même, les juges administratifs ont estimé que la charge de la preuve pour démontrer la vraisemblance du «défaut de provenance» serait déraisonnablement trop lourde pour le requérant. L’IPI peut donc, légitimement, se baser sur la provenance indiquée sur l’emballage des produits pour examiner la vraisemblance du défaut de provenance.
Après une courte pause, il fut temps d’aborder le thème principal de ce séminaire: celui des enjeux du développement rapide du marché des NFTs pour la propriété intellectuelle et, en particulier, le droit des marques. Ce thème, sur lequel portaient les deux présentations de Caroline Perriard et Yaniv Benhamou, a donné lieu à une discussion vive et intellectuellement très enrichissante.
La présentation de Caroline Perriard, intitulée «NFTs et Smart Contracts ou JNFs et Contrats Intelligents», a offert à l’auditoire des clés de compréhension importantes sur l’univers des NFTs. Caroline Perriard a commencé par définir ce qu’est un NFT et un Smart Contract. «NFT» est l’acronyme de «non-fungible token», traduit par «jeton non-fongible» en français. Les NFTs sont des actifs numériques qui ne peuvent être détenus que par une seule personne à la fois. Contrairement aux jetons des crypto-monnaies, qui existent par millions ou milliards d’exemplaires, les NFTs représentent un jeton numérique unique. C’est parce qu’ils sont uniques et non-substituables que les NFTs sont «non-fongibles». Le contrat intelligent ou «Smart Contract» est lié au NFT car il permet de définir comment les NFTs peuvent être exécutés. Ces contrats déterminent notamment les conditions de revente du NFT à de nouveaux propriétaires par le biais, par exemple de places de marché NFT où les NFTs sont mis aux enchères. Le Smart Contract est un programme informatique autonome, exécuté lorsque les conditions prédéterminées sont remplies: les parties contractantes déterminent les conditions du contrat puis les traduisent en programme informatique. Fondamentalement, le code représente un certain nombre d’instructions et de conditions qui décrivent les scénarios possibles de futures transactions. La majorité des contrats intelligents sont rédigés sur le protocole Ethereum où les frais de transactions (dits gas fees) sont devenus importants en raison de son succès.
Caroline Perriard a ensuite illustré les usages des NFTs au moyen d’exemples. Le premier était celui d’une société de jeux qui utiliserait la technologie blockchain pour intégrer les NFTs dans un jeu de cartes à collectionner numériques. Les cartes à collectionner NFT ainsi créées seraient uniques. Les joueurs pourraient s’affronter dans des tournois en ligne à partir de ces cartes et les développeurs pourraient utiliser les contrats intelligents pour récompenser les meilleurs joueurs avec des cartes à collectionner NFT en édition spéciale. Dans le domaine du jeu, on peut également concevoir des NFTs de compagnie de type Tamagotchi mais |uniques qui grandissent si on en prend soin et dépérissent sinon. Le deuxième exemple consistait en l’usage des NFTs par les grandes entreprises pour représenter les produits dans leurs chaînes d’approvisionnement, ce qui permet un suivi exact de leur emplacement sur la blockchain et une collecte fiable et rapide des données. Les données d’expédition et de stockage peuvent être téléchargées sur la blockchain et les transferts de NFTs peuvent être exécutés automatiquement à l’aide de contrats intelligents. En outre, ces magasins peuvent récompenser les clients avec des NFTs lorsqu’ils achètent des produits spécifiques ou vice versa. À terme, on pourrait imaginer des récompenses basées sur les NFTs remplaçant les systèmes de fidélisation classiques de détaillants. Enfin, le troisième exemple présenté consistait dans les NFTs de type POAP (proof-of-attendance-protocole). Ces NFTs sont offerts aux participants à des événements virtuels dans un métavers, tel Decentraland: par exemple, une galerie d’art numérique peut vous récompenser de votre visite par un NFT gratuit prouvant votre visite.
Dans la partie suivante de son exposé, Caroline Perriard a brièvement présenté comment l’on peut acheter des NFTs sur des plateformes d’échange comme Binance, qui dispose de sa propre crypto-monnaie, Binance Coin «BNB». Grâce à son système «BscScan», il est possible d’explorer la Blockchain de Binance pour rechercher des transactions, des adresses, des jetons, des prix ou d’autres activités ayant lieu sur la plateforme. Pour le marché d’œuvres d’art virtuelles, le système fournit la preuve de l’identité du créateur: il est possible de visualiser son portefeuille, ce qui rend plus aisé d’identifier d’éventuelles tentatives de vols d’œuvres d’art virtuelles. En outre, les artistes peuvent obtenir des royalties sur les ventes secondaires de leurs œuvres. Caroline Perriard a rappelé qu’il est bon de savoir qu’en vendant une œuvre digitale identifiée au moyen d’un NFT, les créateurs ne vendent pas forcément l’œuvre d’art elle-même. Plus exactement, c’est un actif sous forme de jeton représentant l’œuvre d’art qui est vendue; ce qui signifie que le créateur conserve en réalité les droits de propriété sur l’œuvre elle-même. Cette subtilité est souvent ignorée, mais il est important pour les créateurs de bien la comprendre, car elle implique qu’ils conservent les droits de merchandising sur leurs créations même après leur vente en tant que NFTs. Les artistes ont le choix, exprimé dans le Smart Contract, d’inclure ou non les droits de propriété au moment de la vente d’un NFT. Caroline Perriard a encore expliqué qu’il est généralement plus aisé d’acheter un bien virtuel identifié par un NFT que de le créer: en général, il suffit de connecter son portefeuille à une place de marché NFT et de cliquer sur un bouton d’achat. Mais il est essentiel de le faire sur des places de marché NFT dignes de confiance. Car si vous connectez votre portefeuille à un site malveillant, vous risquez de leur donner la capacité de voler vos NFTs et votre capital en crypto-monnaie. Acheter des NFTs n’est pas le seul moyen d’en acquérir: comme indiqué ci-dessus, il est par exemple possible d’en acquérir en jouant à des jeux, en interagissant dans le métavers ou en participant à des évènements virtuels dans Decentraland ou Sandbox.
Caroline Perriard a ensuite mis en valeur les avantages et inconvénients des Smart Contracts dans le domaine des droits d’auteur en présentant le projet réalisé par la musicienne Imogen Heap. En 2015, Heap a distribué sa nouvelle chanson «Tiny Human» comme test sur le site Mycenia qui utilise la Blockchain Ethereum. L’idée de départ était qu’attacher des œuvres musicales liées à des contrats intelligents sur le web devait permettre de payer immédiatement les ayant-droit, les artistes, et ce sans intermédiaire et quel que soit le service de streaming dans lequel le morceau est diffusé. L’expérience a toutefois suscité plus de buzz que de revenus. Il faut également ajouter que le codage dans le contrat intelligent de concepts juridiques nécessitant une interprétation comme les exceptions ou le «fair use» apparait compliqué techniquement et juridiquement.
Caroline Perriard a conclu son exposé en évoquant les risques potentiels en matière de PI que présentent les NFTs. Il y a d’abord des risques liés aux contrats imparfaitement codés. À cet égard, elle a évoqué le hack d’Ethereum de 2016, rendu possible par un contrat intelligent imparfaitement codé, qui a permis aux hackers de dérober un montant en crypto-monnaie équivalent à 150 millions de dollars américains. Le fait que la redevance pour les ayant-droit soit régénérée automatiquement ou le fait que le NFT soit lié à une blockchain posent également des problèmes: si la blockchain disparait, le NFT disparait également. En outre, il existe de nombreuses questions ouvertes dans le domaine de la propriété intellectuelle concernant les droits de propriété de portefeuilles numériques, les différences de droit relatifs à l’objet numérique et au jeton auquel il est associé ou encore aux droits de créer les NFTs. Beaucoup reste donc encore à développer dans le domaine de la propriété intellectuelle relatif aux NFTs et aux contrats intelligents.
Il fut alors temps pour Maître Yaniv Benhamou, professeur à la Faculté de droit/Digital Law Center (DLC) de l’Université de Genève, de démystifier les défis liés aux NFTs tout en présentant les opportunités que ces technologies créent pour les entreprises, notamment en lien avec leurs droits de propriété intellectuelle.
Pour introduire sa présentation, Yaniv Benhamou a souligné que l’intérêt des NFTs est qu’ils créent de nouveaux marchés en permettant de créer l’unique dans le domaine numérique. Si le phénomène était à la base artistique avec les NFTs d’art (p.ex. Cryptopunk en 2017 et Bored Ape Yacht Club en 2021), les marques ont pris le relais dans la perspective de s’étendre sur de nouveaux marchés avec l’équivalent de USD 9 milliards en transactions en 2022. En relation avec les marques, la problématique est de savoir dans quelle mesure la protection d’une marque traditionnelle enregistrée pour des services ou des biens physiques peut être étendue à un NFT ou, sinon, comment enregistrer une marque en relation avec un NFT. Yaniv Benhamou est alors revenu sur sa présentation qu’il avait donnée en 2018, conjointement avec Sevan Antreasyan, au séminaire IPI/LES de 2018 concernant l’application des marques aux biens numériques. Pour que l’auditoire se rende compte de l’engouement récent pour les NFTs, il a précisé qu’à l’époque les de|mandes d’enregistrement de marques désignant des «produits virtuels» se limitaient à quelques centaines, tandis qu’il existe aujourd’hui 75’000 marques enregistrées pour désigner des «produits virtuels».1 Mais il subsiste plusieurs défis d’envergure pour le droit des marques en lien avec les NFTs: la classification des produits virtuels et des NFTs dans la procédure d’enregistrement et l’examen de l’usage et de la similarité pour l’examen des motifs relatifs d’exclusion.
Concernant la classification, le problème fondamental est qu’il n’existe pas de libellés spécifiques pour les produits virtuels et les NFTs, et pas non plus d’approche harmonisée de leur classification. Ainsi, les offices nationaux, comme l’EUIPO et l’IPI, ont émis récemment des communications considérant les NFTs comme des produits virtuels relevant de la classe 9, qui doivent être précisés par une indication du produit virtuel concerné, comme par exemple des «montres virtuelles» ou des «chaussures virtuelles» (cf. à ce propos la Newsletter no 2022/06 «Marques et designs» de l’IPI, disponible sous ‹https://www.ige.ch/de/newsletter-2022/06-marques-et-designs›). Mais la volonté de tout catégoriser en classe 9 ne reflète pas la complexité des usages des NFTs et des marques qui y sont liées. À ce sujet, Yaniv Benhamou a donné l’exemple du titulaire Tiffany (joaillerie) qui a enregistré sa marque pour ses 250 NFTs (appelés des NFTiff) qui sont réservés aux détenteurs des Cryptopunk créés en 2017 et leur permettent d’acquérir un pendentif (réel) imitant sur mesure le Cryptopunk (virtuel) de son détenteur. Pour couvrir l’ensemble des usages de ses NFTs, Tiffany a enregistré sa marque non seulement en relation avec des produits de la classe 9, mais également avec des services en classes 35 et 41 (respectivement des services de vente en ligne et de divertissements en ligne).
Afin de rendre compte de ces différents usages, Yaniv Benhamou a proposé une typologie des usages des NFTs, dont il a rappelé la définition, soit des jetons numériques uniques déployés sur une blockchain et visant à certifier la propriété d’un bien matériel (par exemple, un tableau ou un bien immobilier) ou numérique (images numériques, collectibles, avatars). La première catégorie d’usage concerne les produits. Pour une typologie, il propose de distinguer deux grandes catégories, selon que le NFT est associé à un bien ou un service. La première catégorie consiste en la représentation virtuelle d’un bien existant dans le monde physique («réplique d’un équivalent physique») ou la représentation virtuelle d’un bien virtuel sans équivalent dans le monde physique. La seconde catégorie concerne l’utilisation du NFT comme moyen d’accès à des services. Pour cette seconde catégorie d’usage, Yaniv Benhamou a mentionné deux exemples: celui de «Hennessy 8», qui donne accès à des services commerciaux (de la classe 35) permettant d’obtenir des coffrets spéciaux de boissons alcoolisées à travers la vente d’un NFT sur Blockbar; et celui de Starbucks, dont la plateforme Odyssey permet à sa communauté de fans d’acquérir des jetons de fidélité avec des avantages. Sous l’angle du droit des marques, la question posée est de savoir si la protection de la marque traditionnelle (enregistrée au départ en relation avec des produits physiques) s’étend aux mondes virtuels, ou si des enregistrements spécifiques aux mondes virtuels sont nécessaires. Yaniv Benhamou a alors cité deux affaires en cours qui devraient contribuer à clarifier cette question en lien avec la première catégorie d’usage des NFTs. La première affaire concerne Nike qui demande le retrait des NFTs en trois dimensions représentant virtuellement des Nike physiques sur StockX, tandis que StockX revendique que le NFT ne joue ici qu’un rôle de représentation graphique de la chaussure physique en vue de la revente de cette dernière sur le marché secondaire; la deuxième affaire concerne Hermès qui demande le retrait de la vente de NFT de sacs purement virtuels (des «metaBirkins» inspirés mais pas identiques aux sacs Birkin Hermès), tandis que le créateur digital (Mason Rothschild) revendique un usage loyal, artistique et transformatif.
Concernant la première catégorie d’usage des NFTs, et en particulier les répliques virtuelles de produits physiques, Yaniv Benhamou a mis en évidence la tendance actuelle à ne pas étendre la marque enregistrée pour des biens physiques aux biens virtuels et à catégoriser plutôt les «produits virtuels» selon leur nature, à savoir comme «Fichiers numériques téléchargeables, (cas échéant authentifiés par des NFTs)». Mais, selon lui, on aurait pu également les ranger selon leur destination, dans la classe analogue aux biens physiques (dans ce cas, par exemple, les «chaussures virtuelles» seraient rangées en classe 25, avec les produits chaussants) ou bien comme des services de marketing en classe 35 (placement de produits dans les environnements virtuels), en classe 41 (pour des produits utilisés pour le divertissement) ou en classe 42 (comme logiciels en tant que services). Yaniv Benhamou a, à ce propos, également rappelé la proposition de formulation faite dans la thèse de Doctorat de Sevan Antreasyan et qui a été rappelé lors de leur exposé conjoint de 2018: «Biens virtuels [éventuellement «authentifiés par NFT»], à savoir [type à spécifier, par exemple. «vêtements virtuels»]. Concernant la première catégorie d’usage des NFTs, Yaniv Benhamou a encore distingué celui-ci du cas particulier d’un NFT qui n’est qu’un certificat de vente ou une interface graphique pour garantir le transfert du bien physique. L’exemple de ce dernier type d’usage est le cas du supermarché virtuel Wallmart, où chaque produit virtuel n’est qu’une interface graphique 3D représentant l’achat du produit physique: ici la marque «traditionnelle» (apposée sur les produits physiques) devrait s’étendre aux mondes virtuels, permettant ainsi au tiers de l’utiliser sur le marché secondaire, comme s’en défend le distributeur StockX pour revendre des Nike. Yaniv Benhamou relève toutefois que, dans certains cas, la valeur du NFT est telle (p.ex. NFTs Nike sur StockX) que l’on peut considérer qu’elle est indépendante de la valeur du bien représenté. Dans ce cas, l’approche de NFT comme «simple interface graphique» pourrait difficilement être retenue.
|Concernant la seconde catégorie d’usage des NFTs en lien avec des marques pour des services, où le NFT est utilisé pour donner accès à des services, on peut, selon Yaniv Benhamou, partir du principe que la notion de services est indépendante de l’environnement (virtuel ou non) dans lequel le service est proposé. Dès lors, la protection du droit des marques en relation avec des services dans le monde physique devrait s’étendre aux services du même type fournis dans les mondes virtuels, sans nécessité de nouveau dépôt de la marque.
Yaniv Benhamou s’est ensuite tourné vers les problématiques des moyens de preuve d’usage et de la similarité de la marque, lesquelles sont notamment pertinentes dans l’examen du caractère imposé d’une marque, dans la procédure de radiation ou la procédure d’opposition. L’examen de l’usage sérieux d’une marque en relation avec des NFTs pose des problèmes particulièrement délicats. La vraisemblance de l’usage sérieux possède notamment une dimension économique, avec des éléments de preuve concernant le chiffre d’affaires généré ou les moyens publicitaires engagés: le problème qui se pose ici est que les NFTs sont parfois vendus gratuitement à la suite de leur création, pour ensuite être revendus sur les marchés secondaires pour des sommes pouvant atteindre des millions. Le CryptoPunk 4156, par exemple, mis à disposition gratuitement en 2017, a été revendu pour dix millions de dollars US. Le rapport entre l’usage et le chiffre d’affaires est donc différent des marchés classiques. La dimension géographique de l’examen de l’usage, l’usage en Suisse, pose également des problèmes étant donné que la blockchain, où se trouve les NFTs, est une technologie décentralisée: la localisation de l’usage de la marque en lien avec des NFTs demande donc un traçage des transactions financières ou un accès aux données d’usagers, ce qui pose des problèmes de confidentialité et de réglementation. Concernant la similarité entre les biens virtuels et les biens physiques ayant la même fonction dans le monde physique (par exemple, un sac virtuel comme le Metabirkin et un sac réel comme le Birkin d’Hermès), elle sera difficilement admise en raison de la nature et de la classification différentes de ces produits. Mais, pour Yaniv Benhamou, ces produits sont au moins «substituables», lorsque le cercle de destinataire est semblable. Ceci est en tout cas le cas avec les produits à haute valeur (le Cryptop) et cette substituabilité pourrait être considérée comme une dimension de la similarité des produits.
Dans la dernière partie de son exposé, Yaniv Benhamou a mentionné les autres domaines du droit de la propriété intellectuelle concernés par le développement des marchés des NFTs. Dans le domaine de la concurrence déloyale, qui permet de protéger le titulaire d’une marque contre des usages parasitaires de tiers, il a évoqué l’arrêt Juventus, dans lequel le tribunal du commerce de Rome a sanctionné la plateforme Blockeras pour avoir vendu des NFTs associés au club de la Juventus et à son joueur Bobo Vieri, non seulement au motif de la violation du droit des marques mais également au motif que le comportement de Blockeras a été jugé déloyal: il faisait croire à l’existence d’un lien officiel entre la plateforme et le club de la Juventus. Yaniv Benhamou est ensuite revenu sur un thème déjà évoqué par Caroline Perriard, à savoir sur le fait que la vente de NFTs n’implique pas le transfert des droits d’auteur. Concernant cet aspect du droit de la propriété intellectuelle, il a mentionné le fait que le dernier Cryptopunk vendu (4156) l’a été pour plusieurs millions de dollars américains, sans transfert de droits d’auteur. Il a également évoqué le litige opposant le cinéaste Quentin Tarantino à la société de production Miramax, concernant des scènes du film «Pulp Fiction» NFTs mintées par Tarantino sans l’accord de Miramax. Dans cette affaire, le réalisateur a plaidé qu’il avait conservé certains droits et qu’il avait ajouté des commentaires audios aux scènes NFTs. Yaniv Benhamou a alors relevé que les incertitudes concernant les droits d’auteur en lien avec les NFTs conduisent de plus en plus de praticiens à inclure par précaution dans les nouveaux contrats de cession des clauses spécifiquement relatives aux NFTs, alors même qu’ils ignorent s’il y aura création de NFT et donc si ces clauses seront pertinentes. Enfin, Yaniv Benhamou a mentionné les droits concernant les noms de domaines décentralisés, comme les noms de domaine d’Ethereum.ENS (pour «Ethereum Name Services»), qui sont proposés sous forme de token NFT sur la plateforme Ethereum. Ces NFTs d’un nouveau type s’échangent actuellement à prix d’or sur les marchés. Selon les derniers chiffres, 301’000 nouvelles demandes d’enregistrement de noms de domaine auraient été déposées dans les mois précédant le séminaire, en général par des firmes désireuses de se réserver les noms de domaine les concernant (par exemple, la compagnie Puma a acheté le nom de domaine «puma.eth» début 2022). Juridiquement, en cas d’abus ou d’autres litiges relatifs à ces noms de domaine (par exemple, si un tiers enregistre «nike.eth» ou «LES.eth»), en raison de la nature des NFTs, il est très difficile de faire valoir ses droits car il est difficile de déterminer l’identité de l’acheteur du nom de domaine et de mettre en œuvre des droits sur ces technologies décentralisées.
En conclusion de ce riche séminaire, Eric Meier a pu exprimer la position de l’IPI concernant les défis posés par les NFTs dans le domaine du droit des marques. Il a souligné que l’IPI a pris pleine conscience des problématiques concernées: non seulement la classification des produits et services mais également les motifs absolus d’exclusion, les questions d’usage et de similarité. Il a indiqué que la pratique de l’IPI est en développement sur ces questions d’actualité et que le comité d’experts de l’Union de Nice se réunira début mai (du 1er au 5 mai 2023) à l’OMPI à Genève pour discuter de la problématique de la classification des produits et services en lien avec les NFTs et les biens virtuels.
Fussnoten:
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Ces chiffres se basent sur les affirmations du conférencier et n’ont pas été vérifiés par l’auteur du présent rapport. |