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Berichte / Rapports

Séminaire AROPI-LES du 8 septembre 2015

Anne-Virginie La Spada​*

Inhaltsverzeichnis

Le sĂ©minaire de l’AROPI – LES du 8 septembre 2015, consacrĂ© au thĂšme de «La propriĂ©tĂ© intellectuelle dans le procĂšs civil», a offert un tour d’horizon de la pratique actuelle des tribunaux sur certaines questions procĂ©durales qui se posent frĂ©quemment Ă  l’avocat dans les procĂšs de propriĂ©tĂ© intellectuelle.

Selon un concept original, des magistrats Ă©taient invitĂ©s Ă  apporter un Ă©clairage sur leurs approches en matiĂšre de mesures provisionnelles, de dĂ©bats transactionnels et d’actions Ă©chelonnĂ©es. Les intervenants avocats, Ralph Schlosser, MichĂšle Burnier et le Prof. François Bohnet, Ă©taient donc accompagnĂ©s de Mmes les Juges DaniĂšle WĂŒthrich-Meyer (Tribunal de commerce de Berne) et Marie-Pierre de Montmollin (Cour civile du Tribunal cantonal du canton de NeuchĂątel) et de MM. les Juges CĂ©dric-Laurent Michel (Chambre civile de la Cour de justice de GenĂšve), Pierre Muller (Cour civile du Tribunal cantonal du canton de Vaud) et Tobias Bremi (Tribunal fĂ©dĂ©ral des brevets).

Dans son mot de bienvenue, Ralph Schlosser rappelle que des diversitĂ©s subsistent dans les pratiques cantonales depuis l’entrĂ©e en vigueur du code de procĂ©dure civile de 2011. Certaines lacunes dĂ©libĂ©rĂ©es rendent la pratique de l’avocat nomade plus difficile, alors que le nouveau code vise justement la libre circulation des avocats (Message CPC, FF 2006, 6849). Pour concilier ces lacunes «courageuses» avec la libre circulation, Ralph Schlosser prĂ©conise une transparence accrue de la pratique des tribunaux, qui pourraient par exemple Ă©mettre des directives procĂ©durales.

I. Les mesures provisionnelles

MichÚle Burnier présente un premier exposé sur les mesures provisionnelles, lesquelles sont régies par la procédure sommaire (art. 248 ss CPC).

1. Type de débats (oraux ou écrits)

La requĂȘte prend en principe la forme Ă©crite (art. 252 et 130 CPC) mais peut, dans les cas simples ou urgents, ĂȘtre dictĂ©e au procĂšs-verbal. Une fois la requĂȘte dĂ©posĂ©e, le juge a le choix entre des dĂ©terminations Ă©crites ou orales (art. 253 CPC). Le juge a donc un large pouvoir d’apprĂ©ciation dans la maniĂšre de mener les dĂ©bats. Il peut fixer une audience sans impartir Ă  l’intimĂ© un dĂ©lai pour dĂ©poser une dĂ©termination Ă©crite. Il peut, dans le mĂȘme temps, fixer Ă  l’intimĂ© un dĂ©lai pour dĂ©poser une rĂ©ponse et convoquer une audience, ou encore se contenter d’impartir un dĂ©lai de rĂ©ponse, sans audience.

Pratique des tribunaux

À Berne, la procĂ©dure de mesures provisionnelles est Ă©crite. Le juge fixe un dĂ©lai de rĂ©ponse Ă  l’intimĂ©. Les audiences sont exceptionnelles. Si le juge dĂ©cide qu’une audience est opportune, il la fixe en rĂšgle gĂ©nĂ©rale en mĂȘme temps qu’il impartit le dĂ©lai pour rĂ©pondre. On ne convoquera une audience que si on sent que la conciliation est possible ou si le juge a besoin d’élĂ©ments de faits complĂ©mentaires. Lorsque des audiences sont convoquĂ©es, le taux de transaction est de 90%, Ă©tant prĂ©cisĂ© que les accords sont parfois de nature provisoire. Dans les affaires de marques et de concurrence dĂ©loyale, les transactions sont frĂ©quentes.

À GenĂšve, la pratique dĂ©pend des juges. Pour certains, un dĂ©lai de rĂ©ponse est imparti au dĂ©fendeur en mĂȘme temps qu’une audience est convoquĂ©e. Pour d’autres, il n’y a pas d’audience du tout, mais seulement un Ă©change d’écritures.

À NeuchĂątel, la procĂ©dure est Ă©crite, avec fixation d’audience selon les cas.

Dans le canton de Vaud, il y a des audiences dans tous les cas. La convocation Ă  l’audience contient une invitation Ă  l’intimĂ© de se dĂ©terminer par Ă©crit mais ceci n’est pas contraignant car les parties pourront de toute maniĂšre exercer leur droit d’ĂȘtre entendu lors de |l’audience. Par rapport Ă  une procĂ©dure Ă©crite, l’audience prĂ©sente l’avantage de pouvoir tenter la conciliation, souvent avec succĂšs.

Devant le Tribunal fĂ©dĂ©ral des brevets, il y a presque toujours une phase d’écritures en raison de la complexitĂ© des dossiers. Selon les cas, une audience se tient ensuite en prĂ©sence du prĂ©sident et de deux juges techniques.

2. Mesures superprovisionnelles

Les mesures superprovisionnelles sont en principe ordonnĂ©es sans audition de la partie adverse. On peut se demander toutefois si une audition sous quelques heures est toujours exclue, ou s’il serait envisageable d’impartir Ă  l’intimĂ© un dĂ©lai pour se prononcer par Ă©crit avant l’audience.

À propos de l’expression «sans dĂ©lai» (art. 265 al. 2 CPC), il faut admettre que le dĂ©lai de convocation d’une audience face Ă  une requĂȘte en mesures superprovisionnelles est plus court que celui suivant une simple requĂȘte de mesures provisionnelles. Il ne devrait pas excĂ©der trois semaines.

Pratique des tribunaux

Les magistrats prĂ©sents ont une pratique uniforme: il n’y pas d’audition de l’intimĂ© avant la dĂ©cision sur mesures superprovisionnelles.

MichĂšle Burnier demande si les dĂ©cisions rejetant les requĂȘtes de mesures provisionnelles sont toujours notifiĂ©es aux parties dans une dĂ©cision explicite ou si le rejet dĂ©coule de la simple fixation d’une audience. Dans tous les cantons reprĂ©sentĂ©s le juge rend une dĂ©cision motivĂ©e de rejet qui est notifiĂ©e aux parties.

3. Droit à la réplique et contre-preuve

Le droit Ă  la rĂ©plique n’est pas absolu en procĂ©dure sommaire (TF du 19 aoĂ»t 2014, 5A_403/2014). Le requĂ©rant n’a donc pas nĂ©cessairement l’occasion de dĂ©poser une nouvelle dĂ©termination Ă©crite sur la rĂ©ponse de l’intimĂ©. Il est dĂšs lors important que les citations Ă  comparaĂźtre indiquent si l’audience est une audience d’instruction uniquement ou une audience de dĂ©bats qui sera suivie d’un jugement. Lorsqu’il n’y a pas d’audience de dĂ©bats, on peut se demander si le juge devrait communiquer formellement aux parties la clĂŽture de la procĂ©dure.

Comme on l’a vu, le juge peut opter pour des dĂ©bats oraux, sans dĂ©pĂŽt de rĂ©ponse Ă©crite par l’intimĂ©. L’avantage de l’oralitĂ© des dĂ©bats rĂ©side dans la rapiditĂ© de la procĂ©dure. En revanche, ce systĂšme prĂ©sente des dĂ©savantages: le dĂ©fendeur ne peut pas prĂ©senter par Ă©crit ses arguments, et le droit Ă  la contre-preuve du demandeur peut ĂȘtre rendu plus difficile. En effet, lorsque l’intimĂ© dĂ©pose des piĂšces lors de l’audience ou prĂ©sente des arguments inattendus, le requĂ©rant peut avoir intĂ©rĂȘt Ă  se dĂ©terminer. Selon MichĂšle Burnier, le droit Ă  la contre-preuve implique le droit pour le requĂ©rant de solliciter un dĂ©lai pour dĂ©poser une piĂšce apportant une contre-preuve.

Pratique des tribunaux

À Berne, les parties peuvent s’exprimer et venir avec des piĂšces Ă  l’audience. Un dĂ©lai supplĂ©mentaire est fixĂ© Ă  l’autre partie si la piĂšce recĂšle une surprise.

À GenĂšve, le juge impartit Ă  l’intimĂ© un dĂ©lai (fixĂ© avant l’audience) pour produire ses piĂšces. De la sorte, le requĂ©rant a connaissance des piĂšces de l’intimĂ© au moment de l’audience. Il n’est jamais arrivĂ© que l’intimĂ© ne rĂ©ponde pas dans le dĂ©lai puis arrive ensuite Ă  l’audience avec des piĂšces ou des tĂ©moins.

À NeuchĂątel, en cas de dĂ©pĂŽt d’une Ă©criture Ă  l’audience par l’intimĂ©, on ordonne plutĂŽt une suspension d’audience pour permettre au requĂ©rant de prendre connaissance de l’écriture. La suspension d’audience permet d’éviter le droit de rĂ©plique.

Dans le canton de Vaud, on peut dĂ©poser des piĂšces lors de l’audience. En gĂ©nĂ©ral, il n’est pas nĂ©cessaire de donner un dĂ©lai supplĂ©mentaire au requĂ©rant pour se prononcer. Si tel est le cas, on peut suspendre l’audience et la reprendre Ă  trois Ă  cinq jours.

Le Prof. François Bohnet prĂ©cise que si la procĂ©dure est Ă©crite et que l’intimĂ© ne dĂ©pose pas de rĂ©ponse, on doit a priori lui impartir un bref dĂ©lai supplĂ©mentaire (sauf en matiĂšre de mainlevĂ©e). De plus, Ă  l’audience, l’intimĂ© peut ajouter oralement des allĂ©guĂ©s et des preuves, sauf s’il y a eu au prĂ©alable un double Ă©change d’écritures. Si le dĂ©fendeur amĂšne une rĂ©ponse Ă©crite alors que la procĂ©dure est orale ou qu’il s’est dĂ©jĂ  dĂ©terminĂ© par Ă©crit, il peut toujours le dicter au procĂšsverbal.

4. Moyens de preuve

En procĂ©dure sommaire, la preuve est en principe apportĂ©e par titre (art. 254 al. 1 CPC). D’autres moyens de preuve sont toutefois admissibles si leur administration ne retarde pas trop la procĂ©dure, si le but de la procĂ©dure l’exige et si le tribunal Ă©tablit les faits d’office (art. 254 al. 2 CPC). Ces autres moyens de preuve sont l’interrogatoire des parties, l’audition de tĂ©moins ou encore, comme cela ressort des procĂ©dures «Nespresso», l’expertise (ATF 137 III 324 ss consid. 3.2; TF du 26 juin 2012, 4A_36/2012 consid. 2.4).

MichĂšle Burnier constate une grande divergence entre les juridictions, notamment pour l’audition de tĂ©moins. On peut se demander si une partie peut simplement amener un tĂ©moin avec elle Ă  l’audience. L’admissibilitĂ© des dĂ©clarations Ă©crites de tĂ©moins («witness statements») se pose Ă©galement. MichĂšle Burnier mentionne qu’au stade des mesures provi|sionnelles, il peut ĂȘtre utile de demander Ă  un tiers qui connaĂźt certains faits (par exemple un distributeur ou preneur de licence) de prĂ©ciser certains points dans une lettre adressĂ©e au requĂ©rant. Le Prof. François Bohnet rappelle que, selon la jurisprudence rendue sous l’ancien droit, une dĂ©claration Ă©crite de tĂ©moins est un titre et non un tĂ©moignage. Sa valeur probante est en principe faible.

S’agissant de l’expertise, le Tribunal fĂ©dĂ©ral a jugĂ© qu’il Ă©tait possible et parfois nĂ©cessaire de mettre en Ɠuvre une expertise «sommaire». La notion d’expertise sommaire pose de nouvelles questions, notamment celle de savoir si on doit ensuite autoriser un complĂ©ment d’expertise. De plus une expertise, sommaire ou non, doit rĂ©pondre de maniĂšre correcte Ă  une question.

Pratique des tribunaux

À Berne, les titres sont dĂ©terminants et en rĂšgle gĂ©nĂ©rale il n’y a pas d’expertise.

À GenĂšve, il y a en principe uniquement l’interrogatoire des parties lors de l’audience. Le cas oĂč une partie vient avec un tĂ©moin ne s’est jamais prĂ©sentĂ©. Les dĂ©clarations Ă©crites de tĂ©moins sont admises au dossier. Le tĂ©moin peut ensuite dĂ©poser oralement selon les rĂšgles de la procĂ©dure ordinaire. Le magistrat genevois n’a jamais vu d’expertise au stade des mesures provisionnelles.

À NeuchĂątel, le juge admet l’interrogatoire des parties. L’audition de tĂ©moins n’est pas exclue mais exceptionnelle. Si une partie arrive avec un tĂ©moin non annoncĂ©, la partie adverse sera invitĂ©e Ă  se dĂ©terminer. Les dĂ©clarations Ă©crites de tĂ©moins seront prises avec toutes rĂ©serves et l’autre partie pourra faire des observations.

Dans le canton de Vaud, on admet largement les moyens de preuve. Le requĂ©rant devra expliquer pourquoi il faut entendre des tĂ©moins. Il est admissible d’amener Ă  l’audience un tĂ©moin non annoncĂ© car le code le prĂ©voit et des dĂ©bats sont possibles. Hormis dans les affaires «Nespresso», le juge vaudois n’a jamais vu d’expertise au stade des mesures provisionnelles, sauf lorsque les cantons s’occupaient encore de litiges de brevets.

Devant le Tribunal fĂ©dĂ©ral des brevets, en principe, seuls les documents sont acceptĂ©s mais d’autres moyens sont en principe possibles aussi. Les dĂ©clarations Ă©crites de tĂ©moins sont considĂ©rĂ©es comme des documents admissibles, mais feront l’objet d’une libre apprĂ©ciation du Tribunal.

5. Frais et dépens

Les dĂ©cisions sur les frais et dĂ©pens font constater une grande disparitĂ© entre les tribunaux. La dĂ©cision sur les frais peut, selon le code, ĂȘtre renvoyĂ©e Ă  la dĂ©cision finale (art. 104 al. 3 CPC). Lorsque le juge statue sur les dĂ©pens dans sa dĂ©cision sur mesures provisionnelles, la question se pose de savoir quand ils sont exigibles, notamment s’il n’y a pas de validation des mesures provisionnelles. MichĂšle Burnier se demande encore qui doit supporter les frais judiciaires: s’agit-il de la partie qui succombe ou du requĂ©rant? Dans le second cas, il appartiendrait au requĂ©rant de rĂ©clamer ce montant Ă  titre de rĂ©paration du dommage dans l’action au fond.

Pratique des tribunaux

À Berne, les frais et dĂ©pens sont allouĂ©s dans la dĂ©cision de mesures provisionnelles. Il n’est pas nĂ©cessaire qu’une demande au fond soit introduite.

À GenĂšve, Vaud et NeuchĂątel, on statue Ă©galement toujours sur les frais et dĂ©pens de la procĂ©dure provisionnelle.

Le Tribunal fĂ©dĂ©ral des brevets a pour pratique d’allouer les dĂ©pens dans la dĂ©cision sur mesures provisionnelles Ă  l’intimĂ© qui succombe, pour le cas oĂč les mesures provisionnelles ne seraient pas validĂ©es. Le Tribunal n’alloue pas de dĂ©pens au requĂ©rant qui a eu gain de cause et renvoie la question des dĂ©pens du requĂ©rant au fond. Les frais judiciaires sont toujours supportĂ©s par le requĂ©rant, Ă  charge pour lui de les rĂ©clamer sous la forme de dommage dans l’action en validation.

MichĂšle Burnier aborde encore certaines questions relatives aux sĂ»retĂ©s, domaine dans lequel le juge a un large pouvoir d’apprĂ©ciation, notamment quant au moment oĂč elles doivent ĂȘtre requises en matiĂšre de mesures superprovisionnelles. Sur le sujet du mĂ©moire prĂ©ventif, la question se pose de savoir si, en cas du dĂ©pĂŽt d’une requĂȘte de mesures provisionnelles (et non superprovisionnelles), l’intimĂ© doit se voir accorder un dĂ©lai pour complĂ©ter son mĂ©moire prĂ©ventif.

En conclusion, de fortes disparitĂ©s demeurent dans le domaine des mesures provisionnelles et l’on constate que des scories du droit cantonal antĂ©rieur perdurent.

II. Les débats transactionnels

Ralph Schlosser présente un exposé consacré aux débats transactionnels qui se tiennent en audience.

Les avantages de la transaction tiennent Ă  la certitude qu’elle apporte aux parties sur le sort de leur litige ainsi qu’à l’économie de coĂ»ts, Ă  la paix anticipĂ©e et Ă  la discrĂ©tion. La transaction peut en outre offrir davantage de flexibilitĂ© car son objet n’est pas nĂ©cessairement limitĂ© par les conclusions prises par les parties.

La transaction prĂ©sente Ă©galement des inconvĂ©nients, le principal Ă©tant que l’une ou l’autre partie pourrait craindre un rĂšglement du litige moins favorable qu’en cas de jugement.

Ralph Schlosser relĂšve que le taux de transactions varie selon les rĂ©gions de Suisse. Ainsi, devant les tribunaux de commerce de Suisse alĂ©manique, on compte 60 Ă  70% de transac|tions (cf. sic! 2013, 262), taux qui monte Ă  plus de 80% devant le Tribunal fĂ©dĂ©ral des brevets (cf. les rapports de gestion 2013 et 2014). En Suisse romande, le taux est apparemment infĂ©rieur Ă  50%, mĂȘme si l’on ne dispose pas de statistiques officielles.

Il est possible que ces diffĂ©rences de taux s’expliquent par les diffĂ©rentes approches des juges concernant l’apprĂ©ciation provisoire du litige. En Suisse alĂ©manique, le juge communique une apprĂ©ciation provisoire Ă  moins que les deux parties ne s’y opposent (on parle de systĂšme du rapport). En Suisse romande, on observe la tendance inverse: le juge ne communique aucune apprĂ©ciation du litige et s’exprime dans son jugement.

Le Tribunal fĂ©dĂ©ral a approuvĂ© le systĂšme du rapport pour autant qu’il respecte certaines cautĂšles. On ne peut en effet empĂȘcher le juge instructeur de se forger une opinion provisoire sur la base du dossier tant qu’il se sent intĂ©rieurement libre d’aboutir Ă  un autre rĂ©sultat en fonction des arguments qui seront plaidĂ©s et de l’administration des preuves (TF du 9 janvier 2006, 1P.687/2005 consid. 7.1). Les conditions fixĂ©es par le Tribunal fĂ©dĂ©ral sont les suivantes (ATF 134 I 238 ss consid. 4):

  • – Le juge doit communiquer son apprĂ©ciation en prĂ©sence des conseils des parties.
  • – Il doit prĂ©ciser que son apprĂ©ciation est provisoire et ce Ă  deux titres. D’une part, elle intervient Ă  un stade oĂč tous les arguments n’ont pas Ă©tĂ© plaidĂ©s. D’autre part, la dĂ©cision sera en gĂ©nĂ©ral prise par un collĂšge de juges et non par le seul juge instructeur.
  • – Le juge ne donne pas l’impression de vouloir Ă©viter de rendre un jugement.
  • – Il dĂ©montre un examen approfondi des Ă©critures et des piĂšces.

Le systĂšme du rapport mĂšne Ă  un taux de transaction Ă©levĂ©. Il peut contribuer Ă  ce que les parties ressentent la transaction comme juste si elle est en lien avec l’avis provisoire. De plus, l’apprĂ©ciation provisoire ayant lieu en gĂ©nĂ©ral aprĂšs le premier Ă©change d’écritures, le systĂšme du rapport favorise une transaction Ă  un stade peu avancĂ© de la procĂ©dure.

Les dĂ©tracteurs de ce systĂšme relĂšvent toutefois que le cadre esquissĂ© par le juge peut avoir pour effet d’emprisonner les parties Ă  un moment oĂč elles n’ont pas prĂ©sentĂ© tous leurs arguments et d’exercer sur elles une certaine pression.

S’agissant du moment des dĂ©bats transactionnels devant le juge, plusieurs types d’audience entrent en considĂ©ration, Ă  savoir les audiences d’instruction (art. 226 CPC), les audiences de dĂ©bats principaux (art. 228 et 232 CPC) et les audiences de conciliation (art. 124 al. 3 CPC). Ralph Schlosser relĂšve que certains juges soumettent aux parties des propositions de transaction alors que d’autres s’en abstiennent. Il conclut en exprimant l’opinion que les juges peuvent contribuer Ă  un bon arrangement entre les parties, ce qui permet de remplacer l’adage selon lequel un mauvais arrangement vaut mieux qu’on bon procĂšs par une maxime qui voudrait qu’un bon arrangement vaut mieux qu’un bon procĂšs.

Pratique des tribunaux

À Berne, deux pratiques diffĂ©rentes ont cours. Les juges alĂ©maniques ont plutĂŽt tendance Ă  procĂ©der Ă  un double Ă©change d’écritures suivi d’une audience de plaidoiries sur les faits. À ce stade, les pourparlers transactionnels sont entamĂ©s si les parties sont d’accord. Les juges francophones de Berne ont plutĂŽt pour pratique d’ordonner un Ă©change d’écritures puis de tenir une audience d’instruction au cours de laquelle se tiendront les Ă©ventuels pourparlers (aprĂšs les premiĂšres plaidoiries). Un prĂ©avis est communiquĂ© simultanĂ©ment aux parties au sujet de l’apprĂ©ciation des preuves et du droit. Dans tous les cas, des pourparlers sĂ©parĂ©s entre une partie et le juge sont envisageables pour autant que tout le monde soit d’accord. De tels pourparlers ont pour but d’obtenir des Ă©lĂ©ments additionnels ou de discuter d’aspects qu’une partie ne veut pas dĂ©voiler devant l’autre.

À GenĂšve, le systĂšme du rapport n’a absolument pas cours. On y suit le principe français selon lequel le juge ne s’exprime que dans sa dĂ©cision. Le juge est donc trĂšs en retrait et ne donne pas son opinion, afin de ne pas donner lieu Ă  une demande de rĂ©cusation. Au Tribunal de premiĂšre instance, le taux de conciliation est nettement plus Ă©levĂ© que sous l’ancienne loi de procĂ©dure civile. Depuis qu’il y a une Chambre de conciliation tenant de vĂ©ritables audiences de conciliation, le taux est d’environ 50%. Le fait que le juge de la conciliation ne soit pas le juge du fond lui donne aussi davantage de libertĂ© pour donner son avis. Les juges saisis d’une affaire Ă  juger en instance unique ordonnent un double Ă©change d’écritures avant de convoquer une audience d’instruction, lors de laquelle le juge entamera la discussion avec les parties afin d’explorer les possibilitĂ©s d’accord. Le taux de conciliation reste confortable. Il ne paraĂźt pas exclu de donner une opinion provisoire si les deux parties le demandent. Les discussions sĂ©parĂ©es entre une partie et le juge n’ont pas cours Ă  GenĂšve. En revanche, le juge peut aussi faire sortir les avocats pour ne garder que les parties en vue d’une discussion «en Chambre du Conseil» (pour autant que tout le monde soit d’accord). Ensuite, les parties discutent avec leurs avocats et si ceux-ci entĂ©rinent l’accord trouvĂ© avec le juge, la Cour protocole l’accord sur le siĂšge.

À NeuchĂątel, les juges d’instance unique s’imposent une grande rĂ©serve et ne donnent pas leur avis sur le fond du litige. La juge neuchĂąteloise relĂšve |que le taux de conciliation est bas, d’environ 20%.

Dans le canton de Vaud, les pourparlers transactionnels peuvent avoir lieu Ă  toutes les audiences. Le taux de transaction est d’environ 30 Ă  40% en instance unique, comme devant les autres tribunaux de premiĂšre instance. S’agissant d’une Ă©ventuelle apprĂ©ciation de l’affaire, le juge vaudois s’abstient en principe de donner un avis sur les chances de succĂšs. Il peut toutefois demander aux parties si elles souhaitent une opinion provisoire, qui peut impliquer une audience spĂ©cifique. Mais si l’un ou l’autre avocat ne souhaite pas d’opinion provisoire, le juge s’abstient. Le juge vaudois relĂšve que le rapport suppose non seulement d’identifier les questions juridiques – lesquelles dĂ©terminent les faits pertinents qui devront ĂȘtre instruits – mais aussi d’y rĂ©pondre, ce qui suppose un travail diffĂ©rent de la part du juge. Quant aux auditions sĂ©parĂ©es, il n’y en avait jamais auparavant mais cela s’est fait dans quelques cas rĂ©cents.

Devant le Tribunal fĂ©dĂ©ral des brevets, le juge intervient rĂ©guliĂšrement dans les pourparlers. AprĂšs un premier Ă©change d’écritures, les dĂ©bats d’instruction sont organisĂ©s en deux parties. Durant la premiĂšre partie, on dĂ©termine l’objet du litige. Dans la seconde partie, on demande aux parties s’il y a un intĂ©rĂȘt Ă  discuter d’une transaction et si elles veulent une opinion provisoire. Si les parties sont d’accord, le juge fait part de son apprĂ©ciation provisoire hors procĂšs-verbal, par oral. Cette apprĂ©ciation est dĂ©taillĂ©e. Ensuite, les parties rĂ©flĂ©chissent et le juge leur demande s’il y a un intĂ©rĂȘt Ă  discuter d’une transaction et si elles veulent des propositions spĂ©cifiques qui peuvent ĂȘtre chiffrĂ©es. Le juge explique aussi les coĂ»ts Ă  prĂ©voir et le dĂ©roulement de la procĂ©dure si le procĂšs suit son cours. Si les parties ne veulent pas l’avis du juge, le juge ne le donnera pas. Le taux de transaction est le plus Ă©levĂ© quand les parties se sont exprimĂ©es une fois sur chaque question et qu’il y a une opinion provisoire. Si les parties ne transigent pas Ă  ce stade, un second Ă©change d’écritures a lieu, puis le juge technique rend un avis spĂ©cialisĂ© Ă©crit.

III. L’action Ă©chelonnĂ©e

Le Prof. François Bohnet prĂ©sente un exposĂ© sur l’action Ă©chelonnĂ©e. Il s’agit d’une action visant Ă  faciliter l’exercice par le demandeur d’un droit dont il ignore l’étendue, lorsque l’ignorance repose sur des faits qui se trouvent dans la sphĂšre du dĂ©fendeur.

L’ATF 123III140, rendu sous l’ancien droit de procĂ©dure civile, demeure pertinent. L’action Ă©chelonnĂ©e n’était pas rĂ©glementĂ©e dans les codes cantonaux avant le CPC. Selon le systĂšme prĂ©conisĂ© dans l’ATF123III140, une conclusion en reddition de comptes serait liĂ©e Ă  une action – indĂ©terminĂ©e dans un premier temps quant Ă  ses conclusions – en paiement de la somme due. Contraindre le demandeur Ă  agir en reddition de comptes dans un premier procĂšs puis Ă  intenter par la suite une deuxiĂšme action condamnatoire contredirait en effet le principe d’économie de la procĂ©dure et celui de la proportionnalitĂ©.

La reddition de comptes ne peut ĂȘtre directement obtenue par la voie de l’exĂ©cution forcĂ©e s’agissant d’une obligation de faire. Toutefois, le comportement du dĂ©fendeur sera pris en compte pour la suite de la procĂ©dure dans le sens d’un renversement du fardeau de la preuve, et l’évaluation approximative de la valeur litigieuse se fondera sur les renseignements fournis par le demandeur au tribunal.

Une condition de l’action Ă©chelonnĂ©e est l’existence d’un droit matĂ©riel aux informations. Ce droit matĂ©riel, Ă  l’inverse d’un droit procĂ©dural, doit donner au demandeur le droit d’obtenir des informations de la part du dĂ©fendeur. C’est le cas par exemple du droit du mandant d’obtenir des informations de son mandataire, ou alors celui d’un conjoint d’obtenir des informations sur la situation financiĂšre de l’autre conjoint en droit matrimonial.

L’article 85 CPC ne mentionne pas la notion d’action Ă©chelonnĂ©e mais parle d’action en paiement non chiffrĂ©e. On peut distinguer l’action non chiffrĂ©e au sens large, qui recouvre la notion d’action Ă©chelonnĂ©e, de l’action non chiffrĂ©e au sens Ă©troit, dans laquelle l’information n’est pas en mains de la partie adverse et le demandeur n’a pas de droit matĂ©riel Ă  l’obtenir (ATF 140 III 409 ss consid. 4). C’est par exemple le cas lorsque l’information rĂ©sultera d’une expertise.

L’article 85 CPC, en tant qu’il permet de chiffrer les conclusions en cours de procĂšs, n’impose pas au demandeur de prendre une conclusion en reddition de comptes (pour autant qu’il le puisse d’ailleurs). Il peut aussi attendre l’administration des preuves pour chiffrer ses conclusions. Le demandeur a donc deux options: soit il prend une conclusion en reddition de comptes fondĂ©e sur un droit matĂ©riel, soit il requiert la production de documents dans son bordereau des preuves dans le cadre de l’administration des preuves. Selon le Prof. François Bohnet, dĂšs qu’il y a une conclusion formelle tendant Ă  la production de documents, il faut en principe considĂ©rer qu’il y a action Ă©chelonnĂ©e.

L’avantage de la reddition de comptes est de se fonder sur le droit matĂ©riel et dĂšs lors de permettre le prononcĂ© d’une dĂ©cision partielle donnant lieu Ă  recours. En revanche, si les documents sont demandĂ©s dans le cadre du procĂšs, il y aura une dĂ©cision sur preuves qui ne peut ĂȘtre contestĂ©e sĂ©parĂ©ment, Ă  moins de causer Ă  la partie concernĂ©e un dommage irrĂ©parable (art. 319 let. b ch. 2 CPC).

Si le dĂ©fendeur refuse de s’exĂ©cuter, les consĂ©quences sont globalement les mĂȘmes. Si la conclusion est fondĂ©e |sur un droit matĂ©riel, il peut y avoir une sanction pĂ©nale et un renversement du fardeau de la preuve. Si l’information est demandĂ©e dans les rĂ©quisitions relatives aux preuves, le juge tient compte du refus du dĂ©fendeur dans son apprĂ©ciation.

S’agissant des secrets d’affaires, ils devront ĂȘtre invoquĂ©s dans les mĂ©moires en cas d’action Ă©chelonnĂ©e, alors qu’il faut les invoquer au moment du dĂ©bat sur les preuves s’il y a une simple rĂ©quisition de production d’informations.

Ainsi les choix possibles sont les suivants pour le demandeur:

  • 1. Prendre une conclusion condamnatoire non chiffrĂ©e et demander la production des documents au stade de l’administration des preuves.
  • 2. Opter pour l’action Ă©chelonnĂ©e en prenant une premiĂšre conclusion en reddition de comptes, liĂ©e Ă  une conclusion indĂ©terminĂ©e en paiement de la somme due.
  • 3. Ouvrir l’action en reddition de comptes sans prendre d’autres conclusions.
  • 4. Lorsque la situation juridique est Ă©vidente, dĂ©poser une requĂȘte de protection du cas clair (art. 257 CPC) pour la reddition de comptes, puis agir en paiement.

Pratique des tribunaux

À Berne, les actions Ă©chelonnĂ©es sont rares. On en voit notamment dans les domaines du droit des marques et du droit d’auteur ainsi que de la concurrence dĂ©loyale. Le demandeur doit utiliser le terme «action Ă©chelonnĂ©e» s’il dĂ©sire une telle action et prendre une conclusion en reddition de documents.

À GenĂšve, les requĂȘtes de production de piĂšces sont traitĂ©es dans le cadre de l’administration des preuves. Les conclusions prĂ©alables en rĂ©quisition de piĂšces sont comprises comme des rĂ©quisitions de preuves et non pas comme des conclusions matĂ©rielles. L’apport de piĂšces se rĂšgle Ă  l’audience de dĂ©bats d’instruction.

À NeuchĂątel, on n’utilise pas l’action Ă©chelonnĂ©e. Il y a plutĂŽt des actions non chiffrĂ©es avec rĂ©quisition de preuves.

Dans le canton de Vaud, on voit des actions oĂč l’on rĂ©serve l’augmentation des conclusions, mais pas d’actions Ă©chelonnĂ©es. Ceci dit, toutes les conclusions doivent ĂȘtre interprĂ©tĂ©es. Le juge peut interpeller les parties en cas d’incertitude.

Devant le Tribunal fĂ©dĂ©ral des brevets, les actions Ă©chelonnĂ©es sont courantes s’il y a une prĂ©tention en remise de gain ou en dommages-intĂ©rĂȘts. MĂȘme en l’absence d’une conclusion spĂ©cifique en reddition de comptes, le Tribunal fĂ©dĂ©ral des brevets informe les parties qu’il considĂšre l’action comme une action Ă©chelonnĂ©e. Il peut aussi inviter le demandeur Ă  prendre une conclusion en reddition de comptes.

Le Tribunal fĂ©dĂ©ral des brevets a rĂ©cemment rendu un arrĂȘt admettant une conclusion en reddition de compte fondĂ©e sur l’art. 66 let. b LBI (TFB, du 25 aoĂ»t 2015, O2013008). Le Tribunal s’est fondĂ© sur les travaux prĂ©paratoires de cette disposition pour admettre l’action Ă©chelonnĂ©e. La question de savoir si l’art. 66 let. b LBI fonde un droit matĂ©riel Ă  l’information est controversĂ©e. Le Prof. François Bohnet penche plutĂŽt pour une rĂ©ponse nĂ©gative Ă  la lecture de la disposition lĂ©gale, alors que selon le Prof. Ivan Cherpillod, qui prend la parole Ă  ce sujet, on peut soutenir – avec le TFB – qu’il y a lĂ  un droit matĂ©riel dĂšs lors qu’une loi de droit matĂ©riel donne un droit Ă  des renseignements. En effet, en propriĂ©tĂ© intellectuelle, la prĂ©tention en renseignements ne fait sens que comme prĂ©alable Ă  une autre conclusion.

Fussnoten:
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Dr en droit, LL.M., avocate, GenĂšve.