Compte-rendu de la 15e journée romande du droit de la concurrence, Paudex, Lausanne

Compte-rendu de la 15e journée romande du droit de la concurrence coorganisée par l’Association suisse du droit de la concurrence (ASAS), le Centre patronal, et le Centre du droit de l’entreprise de l’Université de Lausanne (CEDIDAC), qui s’est tenue le 12 novembre 2024 au Centre Patronal à Lausanne. Des intervenants issus du barreau, du monde scientifique et de la Commission de la concurrence (COMCO), ont discuté avec plus de 60 participants des derniers développements en matière de propriété intellectuelle et de droit de la concurrence en Suisse et dans l’UE, ainsi que de leurs conséquences dans la pratique.

Dies ist ein Bericht über die 15. Westschweizer Tagung über Wettbewerbsrecht, die von der Schweizerischen Vereinigung für Wettbewerbsrecht (ASAS), dem Centre Patronal und dem Zentrum für Unternehmensrecht der Universität Lausanne (CEDIDAC) gemeinsam organisiert wurde und am 12. November 2024 im Centre Patronal in Lausanne stattfand. Referenten aus der Anwaltschaft, der Wissenschaft und der Wettbewerbskommission (WEKO) diskutierten mit über 60 Teilnehmenden die neusten Entwicklungen im Immaterialgüter- und Wettbewerbsrecht in der Schweiz und der EU sowie deren Auswirkungen auf die Praxis.

Maud Fragnière,
Avocate, Lausanne.

Traditionnellement, la journée romande de droit de la concurrence, qui se déroule chaque année à Paudex, est l’occasion pour l’industrie et les juristes spécialisés d’échanger librement avec des avocats, professeurs d’universités et membres de la COMCO. En général, la journée se concentre sur les aspects de propriété intellectuelle et de concurrence déloyale le matin, puis de droit des cartels l’après-midi. Cette année encore, les exposés des intervenant.e.s ont fait l’objet de discussions passionnantes avec les participant.e.s. La prochaine journée romande est agendée le 30 octobre 2025.

I. Développements récents en propriété intellectuelle et concurrence déloyale

L’autrice de ce compte-rendu, Maud Fragnière, a ouvert la journée avec quatre décisions rendues récemment en matière de propriété intellectuelle et de concurrence déloyale.

Plus particulièrement, elle a tout d’abord présenté la récente décision du TF «Artisans de Genève/ROLEX»​1 définissant les limites légales de la customisation de produits de marque. Selon cette décision, la customisation n’est licite que si elle intervient pour le compte d’un.e propriétaire d’objet (en l’espèce, une montre ROLEX), donc au titre de services. Ainsi, si des objets customisés sont offerts à la vente, l’activité est illicite car viole le droit exclusif du titulaire de la marque. La soussignée a ensuite attiré l’attention des entreprises sur le risque de se voir opposer la prescription dans les litiges en matière de droit d’auteur (cf. décision «Feuerring II» du TF​2). C’est ainsi que l’entreprise ayant conçu les tout premiers grills en forme d’anneau, protégés par le droit d’auteur, s’est vue – selon la soussignée à tort – déboutée d’une partie de ses prétentions contre une concurrente ayant copié son grill, au motif de la prescription.

L’autrice de ce compte-rendu a encore évoqué deux récentes décisions de la Commission Suisse pour la Loyauté en matière de greenwashing et de swissness. En matière de greenwashing, elle a signalé les Règles ICC de référence en la matière, interdisant toute mention vague (telle que «Klima-positiv») si un impact positif pour le climat ne peut être prouvé​3; quant aux règles en matière de swissness, elle a rappelé que pour se prévaloir de mentions telles que «Swiss formula», il est exigé que l’activité correspondante ait été réalisée en Suisse. Il ne suffit pas que cette mention désigne une recette destinée au marché suisse​4.

II. Les limites que la LCD impose aux influenceurs/euses

Michèle Burnier, avocate à Genève, a pris le relais en matière de concurrence déloyale, avec un exposé qu’elle a intitulé: «Le droit de la concurrence coupe-t-il les ailes des influenceurs?»

Elle a relevé que les réseaux sociaux posent des conditions très peu claires aux interventions «sponsorisées», de sorte que les comportements sont très variables en pratique. De même, l’évolution législative ne suffit pas. Pour Michèle Burnier, ce sont en réalité les décisions judiciaires qui amèneront de la clarté dans le cadre légal de l’intervention des influenceurs/euses.

Michèle Burnier a mentionné que la France a essayé de légiférer en la matière, avec une loi visant à encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux. Cette loi prévoit diverses exceptions, notamment pour la publicité comparative (qui est admise) ou l’absence d’instructions dispensées par le partenaire. A retenir qu’en France un influenceur qui n’est domicilié ni en France ni dans l’Espace Economique Européen, doit avoir un représentant local. L’Allemagne a également adopté des règles en la matière.

Concrètement, on peut retenir en vertu des règles de la LCD et de la CSL en matière de communication commerciale que toute communication commerciale doit être identifiable comme telle. La délimitation avec un post privé peut parfois être un peu floue, notamment si l’influenceur se trouve devant un commerce, bien visible sur la photo. Les éléments additionnels (hashtags, texte d’accompagnement etc.) servent alors comme indices pour délimiter.

En conclusion, il n’y a à ce stade pas de véritables sanctions pour les influenceurs, Michèle Burnier étant d’avis que le véritable contrôle pourrait – devrait – provenir de la part des marques partenaires.

III. Le marché du travail à l’épreuve du droit de la concurrence

Olivier Schaller, vice-directeur du Secrétariat de la COMCO, a introduit son sujet en expliquant qu’à l’automne 2022, une banque avait fait une demande de clémence auprès de la COMCO, concernant les accords salariaux dans son secteur; il s’agissait alors d’une première pour la COMCO dans ce secteur. Des recherches ont ensuite démontré qu’il y avait des précédents aux Etats-Unis, dans le contexte desquels des enquêtes avaient été menées et avaient abouti à la conclusion que des accords en matière salariale pouvaient avoir des effets négatifs indirects pour les consommateurs sous la forme d’augmentation des coûts. Cela s’explique notamment par une stagnation des structures du marché, un manque d’innovation, une réduction de la variété des produits et services offerts.

Aux Etats-Unis, on a relevé que des accords entre entreprises sur le marché du travail sont des infractions per se (donc non justifiables) et que – en outre – se pose la question de savoir, dans le cadre des contrôles de concentrations, si le groupe d’entreprises participant à l’accord occupe une position dominante.

Dans l’UE, selon Olivier Schaller, les accords sur les salaires seraient qualifiés de restriction par objet selon l’article 101 al. 1 TFUE, ne seraient pas exemptés selon l’article 101 al. 3 TFUE et pas non plus considérés comme des restrictions accessoires.

Olivier Schaller a finalement expliqué qu’après la clôture de son enquête préalable suite à la dénonciation de la banque, et plutôt que d’ouvrir de vastes enquêtes sur le marché du travail, la COMCO envisage d’édicter un Code de conduite régissant le secteur.

IV. Pratique récente des autorités et des tribunaux en matière de droit des cartels

Benoît Merkt, avocat à Genève, a ensuite évoqué la jurisprudence de l’année écoulée en matière de droit des cartels et commencé par souligner la richesse de ladite jurisprudence, avec notamment deux décisions d’interdiction de concentrations et des premières décisions en matière d’abus de pouvoir de marché relatif.

En matière de coopération de l’entreprise faisant l’objet d’une enquête de la COMCO, Benoît Merkt a relevé un durcissement de la jurisprudence, révélé dans la décision Engadine VI​5, impliquant qu’une suppression totale de la sanction est exclue lorsque l’entreprise concernée émet des objections de fait ou de droit au cours de la procédure.

Valentin Muller – qui a co-présenté cette jurisprudence aux côtés de Benoît Merkt – a notamment évoqué les décisions contre Swisscom en matière d’abus de position dominante. Parmi celles-ci, on mentionnera la décision WAN Anbindung I​6 qui a retenu une position dominante de Swisscom sur le marché de gros et sur le marché de détail, mais non un abus de position dominante. En effet, pour le TF (qui a cassé la décision du TAF), le comportement de Swisscom n’a engendré aucune entrave concrète à la concurrence. Pour Valentin Muller, contrairement à l’ancienne décision SIX, on constate ainsi que le seul risque d’une entrave ne suffit plus à retenir un abus de position dominante, mais cette entrave doit bel et bien exister. Il a en outre trouvé intéressant de relever que, selon le TF, «un prix n’est inéquitable qu’en présence de marges excessivement élevées» (!). Le TF refuse de «protéger une entreprise qui, par sa propre faute, n’a pas pu s’imposer face à la concurrence». Sunrise était donc simplement moins efficace que Swisscom, ce qui explique qu’elle a perdu l’appel d’offres, et non un abus de position dominante de la part de Swisscom.

Valentin Muller a ensuite évoqué la première décision de la COMCO en matière d’abus de position dominante relative (en l’occurrence une décision de classement) dans le cadre de l’enquête ouverte contre Fresenius Kabi sur dénonciation de Galexis​7. Cette enquête a conduit la COMCO à établir les trois questions pour retenir un abus de pouvoir de marché relatif, soit (1) existe-t-il une dépendance?, (2) l’entreprise dépendante dispose-t-elle un éventuel contre-pouvoir? et (3) cette situation de dépendance découle-t-elle d’une faute de l’entreprise dépendante? Dans le cas d’espèce, c’était l’absence de dépendante concrète, grâce à la solidité du groupe Galenica auquel appartient la société Galexis, qui a justifié pour la COMCO le classement de cette affaire, le premier critère n’étant pas rempli.

Concernant le contrôle des concentrations, Valentin Muller a notamment évoqué, en lien avec la décision Post/Quickmail​8, la question de la failing company defence permettant de justifier une concentration par un besoin de reprise d’assainissement d’une société en difficulté financière. Il a relevé que la COMCO a en l’espèce rejeté ce moyen, indiquant que même si Quickmail faisait faillite et disparaissait du marché, une grande partie de la clientèle passerait de toute façon à la Poste, de sorte qu’il existait une alternative plus favorable à la concurrence que la concentration envisagée.

V. Echanges d’informations en droit de la concurrence: risques et opportunités pour les entreprises

L’après-midi a été suivie d’une discussion fort intéressante sur l’échange d’informations en droit de la concurrence, en soulignant les risques et les opportunités pour les entreprises. Pour présenter ce vaste sujet délicat, trois avocats ont partagé leurs expériences avec l’auditoire, chacun se concentrant sur un aspect particulier du sujet. La discussion a ensuite pris la forme d’un panel, au cours duquel l’auditoire a pu poser des questions.

1. Les échanges d’informations entre concurrents

Intervenant le premier, Christophe Rapin a abordé l’échange d’informations entre concurrents. Il a expliqué que certains paramètres justificatifs invoqués par les entreprises concernées pouvaient être ambivalents, à l’instar du benchmarking, des plateformes B2B, de la promotion d’une transparence sur le marché, la réduction des coûts ou l’amélioration des produits. Ainsi, Christophe Rapin voit une zone grise en matière d’échanges d’informations.

Il a ensuite indiqué que les échanges d’informations sur les prix ou les quantités visent généralement une restriction à la concurrence, et sont donc en principe considérés illicites par les autorités de la concurrence, sans pour autant être considérés comme des accords sur les prix au sens de 5 III LCart (cf. cas «ASCOPA»​9, «Komponenten für Heiz-, Kühl- und Sanitäranlagen»​10 et «Strassen- und Tiefbau Kanton Aargau»​11). Christophe Rapin a finalement évoqué les critères appliqués en Europe pour déterminer l’existence d’un effet sensible sur la concurrence ou non: par exemple, l’échange d’informations relatives à des secrets d’affaires est considéré problématique, alors que l’agrégation de données ou la fourniture de données historiques (vs. actuelles) sont jugées admissibles.

2. Les échanges d’informations dans le domaine de la construction

A sa suite, Blaise Carron a présenté une rétrospective des questions de concurrence dans le secteur de la construction en Suisse, ainsi que les particularités de ce secteur (grosse pression concurrentielle, adjudicateurs de marchés avec un pouvoir important – essentiellement l’Etat –, des sanctions sévères avec jusqu’à 5 ans d’exclusion). Après avoir présenté quelques exemples de cartels de soumissions ayant fait l’objet de sanctions, il a relevé la limite au caractère sanctionnable d’un comportement, qui n’a pas d’effet sur la concurrence (pas d’affectation notable) si l’échange d’informations porte exclusivement sur l’intérêt des parties à soumissionner, sans qu’il n’y ait d’attribution de marché ou de prix. Il a ensuite abordé l’exemple de l’ancien schéma de calculation (complexe) de la SIA, permettant de calculer les honoraires en fonction du prix de l’ouvrage notamment. Or le Secrétariat de la COMCO a considéré que son fondement statistique était insuffisant, certains paramètres étant opaques, ce qui a amené la SIA à renoncer à son schéma de calculation pour le remplacer par un outil beaucoup plus neutre​12.

Ensuite, Blaise Carron a abordé le cas particulier des consortiums, qui rassemblent plusieurs entreprises soumissionnant ensemble dans la perspective de l’obtention et/ou de l’exécution d’un projet de construction. Il a exposé le test élaboré par le Secrétariat de la COMCO pour évaluer leur licéité, consistant à analyser l’effet du consortium sur le nombre d’offres déposées: s’il y a plus d’offres, le consortium est licite, de même que s’il y a autant d’offres mais que les offres sont meilleures; en revanche s’il y a autant d’offres mais que ces dernières sont moins bonnes, ou s’il y a moins d’offres, qui ne sont pas manifestement meilleures, alors c’est potentiellement illicite. Vient alors l’analyse usuelle (accord sur les prix, renversement de la présomption, éventuels motifs d’efficacité économique).

3. Les échanges d’informations au sein d’une chaîne de distribution

Enfin, avant la table ronde usuelle, Hubert Orso Gilliéron a traité de l’échange d’informations au sein des chaînes de distribution. En introduction, il a présenté les principes applicables, notamment le fait que recevoir une information sans y objecter emporte la présomption d’un acquiescement. Il a présenté un panorama des informations échangées, entre échange licite et échange illicite selon la sensibilité des informations échangées. A titre d’exemple, l’échange sur les coûts, le volume des ventes, les prix, les rabais etc. est illicite alors que l’échange de données agrégées qui ne révèlent pas le comportement concurrentiel d’une entreprise spécifique est licite. Il a rappelé que l’échange d’informations peut se justifier par des motifs tels que l’amélioration de la chaîne logistique, l’efficience du modèle de distribution ou la compréhension de la demande. Toutefois, seuls sont admis les échanges d’informations directement liées à la mise en œuvre de l’accord ou nécessaires pour améliorer la production ou la distribution des biens ou services concernés.

Hubert Orso Gilliéron a en outre signalé que le partage d’informations au sein d’une chaîne de distribution peut avoir des effets horizontaux indirects entre concurrents et qu’il convient donc d’être particulièrement prudent, par exemple en lien avec des bases de données communes ou logiciels partagés.

Dans tous les cas, Hubert Orso Gilliéron a attiré l’attention des participant.e.s sur le fait que les informations récoltées ne doivent jamais être utilisées pour faire respecter des accords visant à fixer les prix de revente ou de réparation de clientèle, à défaut de quoi un accord illicite en matière de concurrence sera retenu. Il a en outre mentionné que l’UE avait dans ses Lignes directrices des exemples d’échanges admis vs. non-admis.

Fussnoten:

1

TF du 19 janvier 2024, 4A_171/2023, «Artisans de Genève/ROLEX».

2

TF du 11 septembre 2024, 4A_145/2024, «Feurring II».

3

Commission suisse pour la loyauté du 30 avril 2024, no 108/24, «Klima-positiv».

4

Commission suisse pour la loyauté du 30 avril 2024, no 112/24, «Swiss formula».

5

TAF du 7 décembre 2023, B-648/2018, «Engadin VI».

6

TF du 5 mars 2024, 2C_698/2021, «WAN Anbindung I».

7

COMCO du 24 juin 2024, «Galexis/Fresenius Kabi».

8

COMCO du 15 janvier 2024, «Post/Quickmail».

9

COMCO du 31 octobre 2011, «ASCOPA».

10

COMCO du 10 mai 2010, «Komponenten für Heiz-, Kühl- und Sanitäranlagen».

11

COMCO du 16 décembre 2011, «Strassenbau Aargau».

12

Secrétariat de la COMCO du 30 octobre 2018, «SIA-Honorarordnungen».

Maud Fragnière | sic! 2025 Ausgabe 4